Par Yourdeer
Il existe une belle image romancée de la biche: elle est gracieuse, élégante et délicate. Elle est innaccessible et timorée, disparaissant silencieusement au moindre bruit. Son regard est le stéréotype même de la féminité vulnérable et docile, et c’est une chose précieuse et émouvante que de la surprendre vous observer en retour un profond instant juste avant qu’elle ne se sauve.
Je ne suis pas cette biche.
En un sens, je déteste cette biche, car aucune n’est réellement comme elle. Cette biche est tout en charmes, et quand on pense à sa réalité, on passe sous silence le fait que les cervidés sont des animaux qui possèdent toutes ces vérités inéluctables de ce qu’un animal en chair et en os est vraiment, comme sentir mauvais, provoquer le malaise, être maladroit ou violent.
Quand j’ignore ces vérités j’ai l’impression de mentir. Je n’ai jamais trouvé cela bien, au fond de moi, de prétendre que ce qui est source de plaisir ne manque pas aussi de dignité et de grâce, ou faire comme si ce qui est généralement viscéral et écoeurant n’est pas également magnifique et jouissif. Prétendre cela, ce serait nier la moitié de mes joies et enterrer profondément certaines vérités, qu’elles concernent les humains ou les cervidés.
Les biches ne sont pas tout en douceur et fragilité. Elles peuvent être particulièrement aggressives et peuvent aisément passer pour cruelles aux yeux des standards humains. Au coeur de la famine hivernale, une biche en bonne santé, une battante capable de tenir tête face à ses semblables, le fera sans aucune hésitation. Elle empèchera activement les autres biches et leurs faons d’accéder à la nourriture, même si elle est déjà repue. Elle repoussera une famille affamée des resources qu’elle considèrera siennes, et elle attendra qu’ils soient partis avant de s’éloigner de tout cet excès.
Les cerfs ne fuient pas toujours face au danger non plus. Plusieurs récits font état d’attaques envers les chiens et les humains en cas de menace, et certaines sont parfois brutales. Quand il est question de leur survie, les animaux qui soutiennent la comparaison face à leurs stéréotypes romancés sont peu nombreux, mais un cervidé désespéré peut être en parfaite opposition avec son image de douceur communément acceptée. Ses fins et délicats sabots se transforment en armes surprenantes et formidables qui peuvent meurtrir, lacérer, et briser des os. Pas de grognement découvrant des crocs à la vue de tous: sans dents du dessus, une gueule ouverte n’est pas particulièrement menaçante. L’expression se retrouve moins sur le visage que dans le déchaînement des membres graciles qui cherchent à blesser. En cela, j’y reconnais la manifestation de ma colère, sa soudaineté et ma méfiance. J’y reconnais mon agacement et tapement de pied quand je reste peu accueillante jusqu’à ce que la personne que je n’aime pas s’en aille. J’y reconnais l’attaque qui reste en veille jusqu’à ce que l’un des miens, plutôt que moi-même, soit menacé. J’y reconnais la tension provoquée par la suspicion sociale et l’aversion présente dans la plupart des êtres, mais je la retrouve plus particulièrement dans la manière d’être généralement silencieuse et presque dépourvue d’expression des cervidés.
Les cerfs ne sont pas de paisibles végétariens. On sait que les cervidés tuent vraiment, parfois pour se nourrir, et qu’ils se servent sur les carcasses d’animaux morts – non seulement en hiver, mais aussi en été lorsque l’herbe est abondante. Les poissons échoués, les jeunes oiseaux cloués au sol, les lapins morts ou les piles d’ordures ont déjà trouvé auparavant leur chemin jusqu’à l’estomac de ruminant du cerf. Je n’ai jamais fait de rapprochement entre mon régime alimentaire et celui des cervidés; il y a peu de choses qui me sont aussi agréablement, merveilleusement humaines que la manière dont on prépare la nourriture. Et pourtant nous sommes tous deux des omnivores, et je tire une certaine satisfaction en sachant qu’il n’y a pas de “seulement ceci” ou “rien de cela” dans le régime alimentaire des cerfs.
Les cervidés ne sont pas toujours timides ou nerveux, et la timidité ne se traduit pas non plus en solitude. Il y a coalition entre le cerf de Virginie et la dinde; il y des jeux avec les lapins et les raton-laveurs; il y a tolérance envers le coyote solitaire ou le chien domestique inoffensif. Il n’y a même pas toujours de crainte envers les humains, comme de nombreux jardiniers d’une patience à toute épreuve peuvent en attester dans la banlieue et à la campagne. Un cerf en sécurité peut être audacieux ou amical, et les cerfs sont connus pour avoir démontré un certain intérêt social envers de nombreuses autres espèces comme les oies, les lapins, les chiens et les chats, parmis tant d’autres.
Le cervidé intrépide en terrain sûr est celui que je suis. Méfiante et nerveuse jusqu’à ce que l’autre ait prouvé qu’il n’est pas une menace, je suis des plus franches envers ceux qui me sont proches; je peux faire tout ce qu’il me plait, la plupart du temps, sans aucune crainte. Et en tant que cervidé, j’aime garder près de moi ces personnes parmis lesquelles je me sens en sécurité.
Les cerfs ne sont pas tout en grâce et en préciosité. Ce sont des cervidés, et les cervidés sont des animaux très portés sur l’olfactif. Pour un cerf, la communication passe par l’odeur; en tant que mammifère non-humain, l’outil principal de ce langage est l’urine. Pour avertir de sa présence, il se vautre dans ses propres sécretions et il asperge ses sabots de son urine. Fait la court, et donc se reproduire et survivre, dépent totalement de ce que nous pourrions considérer comme une réalité écoeurante. Et pourtant sans celle-ci il n’y aurait pas de cerfs.
En tant qu’être humain, que l’on puisse redouter les fluides sexuels me rend perplexe. En dehors des préoccupations concernant un risque de grossesse ou de maladie, c’est un concept qui m’est totalement étranger que l’on puisse aimer le sexe tout en étant décontenancé par la chose qui donne à cette activité son odeur et sa texture. Fort heureusement, je n’ai pas besoin d’utiliser mon urine pour signaler mon désir à mes partenaires, mais me débarasser des odeurs de sexe m’attriste. C’est peut être un réflexe humain, mais savoir que les cervidés font tout leur possible pour renforcer leur odeur pendant la période de rut me permet d’embrasser ma propre tendance à me complaire dans les odeurs corporelles.
Dans la règne animal, il est rare d’observer un accouplement que l’on puisse considérer digne ou romantique. Les cerfs ne font pas l’exception. Et le manque de dignité de l’accouplement animal me rappelle que la représentation culturelle de la sexualité humaine comme phénomène passionel parfait, gracieux et sans faille n’est qu’une construction par ommission. Les vocalisations grotesques, les bruits stupides et les mouvements maladroits ne sont pas moins merveilleux que les aspects idéalisés de l’expérience: je le vois dans le grognement, le brame et le coup d’encolure du cerf.
La grâce de la biche, son élégance, ne sont pas ce qui fait de moi un cervidé. Le stéréotype romantique est là, c’est sûr. Les cerfs peuvent effectivement se sauver, et j’ai en effet tendance à préférer la fuite à la confrontation. Les cerfs peuvent être élégants, et parfois je me sens le pied léger et je me meus avec aisance dans ce grand corps à lourde ossature, quoique souple. Les cerfs sont fragiles, et je me sens fragile en ce que je sais que les cerfs meurent très, très facilement; ayant vécu quelques années dans un milieu rural où la population de cerfs est supérieure à la poluation humaine, j’ai vu beaucoup de cerfs morts, et il était impossible d’ignorer le taux de mortalité du cerf de Virginie dans une communauté de chasseurs où florissait également une population de coyotes de l’Est.
Et cependant je ne me sens pas gracieuse. En temps normale je me sens immensément maladroite, et il y a quelque chose du cerf qui me parle de cette maladresse. Prendre peur à la moindre chose, l’indignation gauche causée par un dérangement, la fuite désordonnée, les grandes pattes qui bondissent, les machouillements de bouches bizarres – tout celà est “cerf”. Certaines de ces choses se retrouvent dans le cliché romantique, mais je ne les perçoient pas ainsi. Je ne pense pas qu’être un cervidé me rende belle, désirable, ou délicate.
Croire qu’être un cerf est purement positif, sans rien de stupide, sale, désagrable-rien-qu’a-y-penser, c’est mentir. Oui, il y a certains aspects des cervidés qui peuvent être magnifiques et parfaits et dans lesquels je me reconnais, parfois beaucoup. J’aime les mouvements d’oreille, l’éclat du regard, les fins sabots se soulevant et ne touchant pas tout à fait le sol, la queue relevée, la fuite soudaine et bondissante. Ce sont des choses que je peux ressentir. Mais je peux aussi percevoir l’encolure qui se tend pour paître, l’indignation lorsque l’on empiète de trop, le besoin de se cacher, de fuir, d’avoir peur. Je peux ressentir le bruit grotesque d’un grognement et d’un râle, l’inconfort d’être figé par surprise et pris dans des phares aveuglants, les sabots qui se débattent, et la fuite désordonnée en toute hâte.
Je ne peux pas nier la beauté et la solennité de se sentir cerf, ou de suivre la piste d’un cerf dans les bois. Je ne peux pas ignorer le confort rugueux de l’écorce et la pénombre des senteurs boisées, la profondeur de la mousse et les lits d’herbes hautes aplaties. Mais je ne peux pas non plus ignorer le fait que les pistes de cervidés sont aussi ponctuées d’excréments, que la fourrure et les tendons s’accrochent bien trop longtemps aux pare-chocs avant, que les cris et brames du cerf sonnent ridicules à l’oreille, ou comment la carcasse d’un mâle est suspendue sans plus de cérémonie en Novembre. La quiêtude et la subtilité du sentier du cerf, inévitablement parsemée de petites piles d’excréments, est pour moi une métaphore adéquate de mon expérience en tant que biche: je peux reconnaître la part de beauté et de merveilleux, mais je dois également prendre en compte ce qui est gauche et met mal à l’aise. Je ne serais pas cervidé si je ne pouvais pas accepter à la fois le charme et le désagrable de la biche.