La thérianthropie [II – La communauté]

Par Akhila
Historiquement, le terme de thérianthropie spirituelle s’est construit en miroir avec la thérianthropie physique et le mythe des créatures-garou qui se changeaient en animaux, et désignait pour les weres la capacité à opérer une métamorphose mentale et adopter le mode de pensée et les réactions d’un animal quelconque – d’où la qualification de “spirituelle” en opposition au monde physique. Aujourd’hui cependant ce n’est plus la définition acceptée par la très grande majorité des personnes animales, qui considèrent que ce qui définit le thérianthrope est avant tout le caractère profondément identitaire de sa relation à un animal, indépendamment des croyances spirituelles de la personne ou de tout concept de métamorphose (qui n’est plus considéré comme une caractéristique propre et définissant un thérian). De nos jours on parle seulement de thérianthropie et rarement de thérianthropie spirituelle, même si les explications et définitions faisant référence au surnaturel sont toujours populaires.
En effet, la thérianthropie n’est pas une religion. Tandis que le totémisme est un système de croyances où une espèce naturelle représente un ancêtre ou un groupe social, et généralement une entité externe avec laquelle on peut communiquer et qui peut éventuellement nous prêter sa puissance ou ses traits au travers d’un ensemble de pratiques, la thérianthropie en revanche est un état mental où l’animal est un aspect identitaire et purement interne – l’animal n’est pas une force extérieure, mais une caractéristique de la personne et elle n’a donc pas en soi de volonté ni parole propres. Le mental et le spirituel ne sont pas forcément en lien, ce qui fait qu’un thérian loup ayant un penchant pour le totémisme a généralement un totem qui n’a aucun rapport avec son identité animale, bien que l’inverse puisse être possible.
Certaines personnes ont émis l’hypothèse que le lien d’un totémiste avec son animal puisse être si intense et fusionnel qu’il intègre complètement sa nature animale à son identité et appartienne en ce sens à une catégorie de thérianthropes tout aussi légitime; il est à noter que les personnes se décrivant comme telles sont très largement minoritaires dans la communauté thériane. Cependant, de tout temps des rapprochements ont été faits entre la thérianthropie et diverses spiritualités animistes, et ce phénomène n’est sans doutes pas étranger au fait qu’un grand nombre de “weres” aux débuts de la communauté partageaient ces croyances et qu’elles ont largement contribué, avec la fiction, à permettre l’émergence du concept de thérianthropie en lui proposant un imaginaire et des notions spécifiques tirés d’autres domaines (comme le concept de shapeshifting auquel nous reviendront plus tard).
La communauté thérianthrope est souvent associée à la communauté otherkin qui s’est développée à la même époque (avec des racines remontant aux années 70) où des personnes s’identifient comme non-humains et revandiquent cette fois une filiation mythologique – les initiateurs du mouvement s’identifiaient principalement en tant qu’elfes. A fil des ans, le terme otherkin s’est élargi à tout un spectre de créatures légendaires de toutes les cultures telles que les dragons, les fées, ou les kitsunes, parfois même jusqu’à englober les créatures terrestres qui relèvent de la thérianthropie. En conséquence de nos jours les thérianthropes sont parfois considérés comme une catégorie d’otherkins, et certaines personnes animales se désignent aussi par ce terme – mais bien que de nombreuses interactions se produisent entre les deux communautés, elles possèdent chacune leurs valeurs et croyances propres.
Par exemple, un thérianthrope avançant des théories spirituelles sur les forums modernes les plus populaires pour justifier de son animalité est souvent considéré comme au bas mot “excentrique” par ses pairs. Selon les forums et les individus, les opinions peuvent varier, allant de groupes qui assimilent complètement l’un à l’autre, à des groupes de personnes animales qui ne s’identifient pas du tout à la communauté otherkin ni en tant qu’otherkin et pourraient considérer la méprise comme insultante. Tandis que la plupart des otherkins ne remettent pas en doute la véracité de l’existance légitime des thérianthropes, l’inverse n’est pas forcément vrai et de nombreuses personnes animales pensent que le phénomène otherkin relève d’un imaginaire trop prenant et que s’identifier à une créature légendaire ne relève pas d’une expérience légitime, à moins que l’on parle de symbolisme au sens strict.
Une autre sous-culture déjà présente depuis le milieu des années 80 et qui partage quelques points communs avec la communauté thériane est le mouvement furry ou furry fandom. Les personnes appartenant à ce mouvement se définissent de manière générale par un intérêt pour les créatures anthropomorphes, c’est à dire des animaux possédant des caractéristiques humaines. Bien que la communauté thériane ne soit pas directement issue du mouvement furry, de nombreux “furs” se retrouvèrent sans doutes sur AHWw et encore de nos jours certains furs n’incarnent pas simplement un personnage fictionnel mais peuvent s’identifier intégralement à un animal, correspondant ainsi à la définition moderne de thérianthrope, sans pour autant utiliser ce dernier terme ni même le connaître.
La ligne de démarcation entre ces deux groupes reste d’autant plus floue et poreuse que rien n’empêche un individu de se considérer à la fois thérianthrope et furry (une personne animale fan de créatures anthropomorphique, en somme), et certaines personnes naviguent indifféremment entre les deux groupes, même si des dissensions peuvent exister: de nombreux thérianthropes peuvent regarder avec mépris les furs pour qui l’animalité semble relèver de la performance ou du superficiel, tandis que la plupart des furs ne comprennent pas le ressenti des thérianthropes ou considèrent le concept d’identité animale profonde comme saugrenue et relevant de la simple croyance, voir même de la pathologie mentale. La plupart des furries n’ont pas une idée très claire de ce qu’est la thérianthropie, et l’inverse est tout aussi vrai, bien que cela varie grandement d’un forum à l’autre et d’une personne à l’autre. Il est difficile de faire des généralités en ce domaine.
Il existe une dernière sphère d’influence, bien que moins évidente et reconnue car plus discrète, qui a certainement contribué en partie à la définition moderne de la thérianthropie: l’influence d’autres minorités identitaires comme le mouvement transgenre et les théories queer des Gender Studies qui découlent des Cultural Studies américaines. L’un des aspects dont la communauté thériane a pu hériter est cette idée d’auto-détermination: seule une personne sait pour elle-même (et seulement elle-même) la nature de son identité, c’est à dire si il/elle est thérian ou pas; et d’autre part l’expérience pratique de la thérianthropie donne une légitimité pour en parler qui est tout aussi valide si ce n’est plus que celle que pourrait proposer un prétendu expert en sciences sociales ou en psychologie par exemple. Il y a une pensée de la ré-appropriation de son corps et de son identité.
On peut retrouver au sein de la communauté thériane une concentration déconcertante de personnes trans ou queer, et de nombreux membres influents de la communauté (figures “historiques”, auteurs de guides et essais qui sont diffusés et lus sur le net, administrateurs des sites principaux …) appartiennent à ces mouvances. C’est ainsi que le terme “trans-espèce” ou “transespèce” calqué sur le modèle “transsexuel” s’est développé et répandu, et que de nombreuses définitions de la thérianthropie par des parallèles entre identité de genre et identité d’espèce sont apparues, notamment:

De la même manière que les personnes transgenres ont une identité de genre qui diffère de leur sexe biologique, les personnes animales ont une identité d’espèce [species identity] qui est différente de leur espèce biologique.
Kusani dans Une introduction au concept d’animalité

Ou encore:

Pour tracer un parallèle, tout comme les personnes transgenres ou transsexuelles sont des individus dont l’identité de genre ne correspond pas à leur sexe anatomique, les thérianthropes sont des personnes dont l’identité d’espèce ne correspond pas à leur corps biologique.
Akhila dans Therianthropy (article en Anglais)

Il est bien entendu question de différences ou variations identitaires, et non pas d’anormalité autre que dans sont aspect purement statistique – les personnes animales sont rares mais non pas moins équilibrées, en dépit de leurs différences. S’inspirant des études sociologiques sur le genre des deux dernières décennies qui démontre que l’identité de genre n’est pas inhérent à l’anatomie et que s’identifier à l’autre sexe n’est pas en soi le signe d’une pathologie, de la même manière les thérianthropes ne se considèrent pas comme des malades mentaux puisqu’en dehors de leur identité animale quelque peut “hors norme” ils mènent une existence normale au même titre que d’autres êtres humains normalement constitués.
J’aimerais mentionner le fait que par “communauté” thériane j’entends seulement l’ensemble des individus, groupes, forums et sites web relatifs à la thérianthropie, où peuvent circuler certaines notions et terminologies communes. Il n’y a pas de communauté à proprement parler dans le sens d’un regroupement homogène d’un bloc sous l’autorité d’une figure unique, mais il existe un éclatement de divers groupes de discussions et sites isolés entre lesquels des échanges se produisent par les thérianthropes et pour eux-mêmes, et qui constituent parfois des références communes. Comme dans tout groupe social, des dynamiques de pouvoir et intérêts personnels (sociaux, identitaires, …) sont en jeu qui peuvent expliquer la prévalence de certaines opinions ou définitions au détriments des autres.
Je me dois d’insister sur le caractère particulièrement (si ce n’est uniquement) virtuel des regroupements thérians: cette communauté s’étant constituée par le biais d’Internet et ayant développé son propre réseau virtuel, c’est virtuellement que les personnes animales communiquent le plus entre eux, bien que dès le début du mouvement il y eût des volontés et tentatives de rencontres physiques sur le modèle des “conventions”. Plusieurs évènements de ce type se sont déjà produits, prenant généralement la forme de pic-niques ou semaines de camping entre personnes animales. On appelle ces rencontres des “Howls”, le nombre de participants pouvant varier de quelques personnes à plusieurs dizaines d’individus (je n’ai pas connaissance de Howls plus importantes à ce jour). Elles s’organisent généralement autour d’un lieu accessible aux personnes habitant une même région et parfois les états voisins – par exemple la Colorado Howl pour l’état du Colorado, NC Howl pour la Caroline du Nord, ou encore EuroHowl pour les thérians d’Europe (cette Howl s’est déroulée en 1996 et 1997 au Pays de Galles, et en Angleterre en 1999).
Cependant ces rencontres restent rares à l’échelle de la communauté, les raisons principales étant le manque d’initiative et le manque d’organisation pour proposer et mener à bien ces projets (tentatives avortées), mais aussi la grande disparité géographique des thérians entre eux qui rend l’opération trop coûteuse au niveau individuel. La plupart des intéractions et débats entre thérians se produisent donc par le biais d’Internet.